Wednesday, February 11, 2004

THEATRE ET FOLIE

On ne peut rien dire sur nous et notre époque, sans commencer par définir la folie.

Comment se fait-il que, pour la plupart, nous soyons des êtres doués de raison alors que notre société est atteinte de folie ?

Ce qui est un crime pour une personne privée est une vertu pour un citoyen. Comment des gens qui ont toute leur raison peuvent-ils agir comme s'ils étaient fous, croire aux idées folles que la société leur demande d'avoir en tant que citoyen ?

Nous pouvons trouver une réponse chez ceux qui ont perdu la raison. Qu'est-ce qui les rend fous ? Les gens deviennent quand ils n'arrivent pas à créer une relation fonctionnelle et pratique avec la société ou avec la réalité. A la place, ils créent une société, une réalité à eux. Ils deviennent fous pour ne pas perdre leur raison. Leur folie est l'explication qu'ils donnent de la folie qu'ils trouvent dans le monde.

Nous disons que leur explication du monde est le symptôme de leur folie. Mais nous disons de l'explication de la folie de notre société qu'elle est culture et civilisation.

Bien des théories économiques et politiques de la société ne sont que des folies, et c'est la même chose pour les institutions qui se fondent sur elles. Pourtant nous mettons en pratique les théories politiques et économiques. Et c'est nous qui devenons les symptômes de leur folie : soldats, croyants, enseignants, bons citoyens, les gardiens vertueux de la rectitude.

Les fous ne peuvent pas produire une réplique de leurs divagations dans la réalité. On les soigne ou on les met à l'écart. Mais la société peut produire une réplique de ses divagations et de ses théories dans la réalité. C'est comme cela que les sociétés réussissent. Leur folie les soutient tant qu'elles obtiennent des résultats pratiques. Un société est une forme de folie qui marche un certain temps. Sa culture doit rendre possible et expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont et pourquoi elles vont mal.

Quand la société tombe en panne, que ses structures ne fonctionnent plus, ses membres -parce qu'ils sont des être de raison - la critiquent et veulent la changer. S'il s'agissait seulement d'examiner la panne de façon rationnelle, on la trouverait toujours et changer serait facile. Mais, l'économique et le politique sont profondément obscurcis et intriqués dans les explications culturelles. Quand la société n'est plus capable de nous convaincre, et donc de protéger notre raison par sa folie, c'est nous qui devenons fous. Nous réagissons de façon irrationnelle à la panne - alors viennent le crime, le désespoir, le cynisme, le racisme et la guerre.

La société est le médiateur entre le besoin des gens et les ressources de la terre. Elle accomplit cette médiation à travers son administration, ses institutions et sa culture. Ceci est vrai des sociétés primitives qui vivaient de chasse ou d'élevage comme de notre société hyper-technologique. La société est fondée sur la façon dont elle organise la propriété - et son organisation est toujours injuste.

La culture est tout aussi détraquée que les divagations des fous. Ses divagations représentent l'idéologie de la société, l'histoire qu'elle se raconte pour expliquer pourquoi les choses sont comme elles sont. C'est parce qu'elle cherche à justifier l'injustice; qu'elle est réduite à la folie.

Pourquoi la folie ne peut-elle pas être parfaite ? Pourquoi les fous ne peuvent-ils pas vivre sans problème dans leur délire et les sociétés dans l'injustice ? La réponse détermine notre humanité. Elle comporte deux parties, une structurelle et l'autre existentielle. Ensemble elles montrent que le monde réel requiert de nous la raison.

La relation pratique que nous entretenons avec le monde matériel exerce sur nous une pression qui nous fait évoluer vers la raison. D'une certaine façon, les machines sont naturellement douées de plus de raison que les gens. Elle ne peuvent pas divaguer. Un tire-bouchon ne peut pas imaginer qu'il est une bombe H ni en persuader les autres tire-bouchons. Parce qu'elles sont un intermédiaire entre le monde et nous, les machines nous imposent leur "raison". Une nuit d'hiver, un fou peut mettre le feu à la maison pour réchauffer sa chambre. Le feu le fera. Mais la réalité interviendra et le fou se retrouvera sans abri et aura froid. un fermier peut prier pour que la pluie tombe en période de sécheresse. Mais, quand son tracteur tombe en panne, il envoie chercher un mécanicien. Il peut prier pour tomber sur un bon mécanicien - la folie projette loin ses ombres - mais la société doit quand même former des mécaniciens connaissant leur métier.

Si nous devons manger, dormir et trouver un abri dans le monde réel, le monde réel nous "pousse" vers la raison. Il ne peut pas coopérer très longtemps avec notre folie. En progressant, la technique, nous en apprend toujours plus sur la réalité et sur la relation que nous entretenons avec elle. On peut continuer à prier pour qu'il pleuve mais nous faisons appel aux satellites météorologiques. A mesure que nous transformons le monde, il nous transforme, transforme notre façon de penser, notre façon d'être.

Alors pourquoi la société ne peut-elle s'adapter à la nouvelle réalité que la technique et le monde matériel ne cessent de lui imposer. Pour changer l'organisation de la société, il faudrait changer son organisation de la propriété. Ce qui impliquerait une société plus juste. Ceux dont l'existence repose sur l'injustice n'en voudraient pas - ils ne peuvent pas comprendre le besoin de justice parce que la culture justifie et protège les injustices. Pour eux, la justice est une injustice et rendrait invivable notre vie de tous les jours. Comme les fous, il ne peuvent pas démêler les fils de leur folie et se servent plutôt du chaos qu'ils créent pour justifier leur injustice - ils tournent autour du monde pour prouver qu'il est plat.

La réalité matérielle du monde nous pousse vers la raison et la justice. Mais nous vivons en société et sa folie protège ses injustices et les rend utiles - jusqu'à ce que, avec le temps, elle les rende nuisibles. La société s'accroche à la version de la réalité qui convient à sa folie. C'est pour cela que la société et les gens qui la composent sont dans une perpétuelle tension. Ils risquent, sans cesse de mettre le feu à la maison pour réchauffer la chambre. Le besoin de justice n'est pas idéaliste mais utilitaire. Ceci correspond au besoin structurel de justice.

Mais il en existe un autre, encore plus profond : le besoin existentiel de justice. Notre esprit lui-même désire la raison. Notre désir de raison vient de l'origine de notre être.

Les nouveau-nés sont dénués de tout pouvoir mais doivent agir comme des dieux. Ce qui est certainement de la folie ! - mais c'est la seule façon pour nous de devenir humains. Le nouveau-né doit parvenir à une connaissance de son monde.

L'enfant ne devient conscient qu'en découvrant ce qui l'environne. Il ne peut pas utiliser sa conscience pour le faire parce que la découverte de ce qui l'environne est une création de sa conscience. Les deux choses se produisent en même temps. En même temps que la conscience découvre où elle se trouve, elle se découvre elle-même, qui elle est. La conscience du monde et la conscience de soi sont si proches que leur interrelation ne peut jamais prendre fin. Si c'était possible nous deviendrions quelqu'un d'autre. Leur proximité hante le reste de notre vie. En devenant lui-même, l'enfant crée le monde. C'est son monde, le monde réel, notre monde. Qu'est-ce que cela pourrait être d'autre ?

Le roi Lear dit : ne raisonnez pas de trop près, de cette façon la folie ment. Mais l'enfant doit créer le monde, le monde réel dans la crudité initiale de la raison - sans le refuge de la folie ni de la culture qui ne lui seront accessibles que plus tard, quand il aura grandi. C'est le centre de toutes les tragédies grecques : l'enfant crée son monde mais est aussi confronté à une réalité implacable. Il ne peut combiner les deux choses qu'à travers l'imagination. L'enfant doit s'inventer lui-même. Mais l'enfant doit créer le monde parce qu'il est déjà là. C'est une création, pas seulement une acquisition de connaissance. C'est comme si l'acte d'écrire créait l'encre avec laquelle il est écrit. Cela implique de l'amour et de la rage mais aussi quelque chose de plus fondamental : le besoin de cohérence qui est l'instrument avec lequel les fous jouent.

Avant que l'esprit n'intègre une chose à l'histoire qu'il se raconte, il doit savoir ce que c'est. La connaître est l'acte qui l'intègre. L'esprit requiert, insiste - c'est le désir de l'histoire qu'il est train de se raconter - sur la cohérence. C'est la cohérence qui nous force à être humains William Blake disait que l'imagination et la raison peuvent voir le monde dans un grain de sable. Mais nous devons savoir que le monde est le monde et un grain de sable un grain de sable.

La créativité est le signe de notre humanité. La caractéristique fondamentale de l'esprit, son postulat est le besoin de connaître. Le besoin de cohérence de l'enfant est antérieur dans sa conscience à ses instincts. Les instincts ne sont antérieurs que chez les animaux pré-humains. Le cerveau de l'enfant, d'une plus grande capacité, s'écoute lui-même et même ses instincts - qui y arrivent comme des étrangers qui chercheraient leur place dans l'histoire qu'il se raconte. Les pleurs d'un enfant sont sa première description géométrique du monde. Ça n'est pas suffisant pour lui d'avoir un besoin instinctif de nourriture, il sait - entend dans ses propres pleurs - que dans ce monde, il est normal, il est juste de vouloir de la nourriture. En existant, l'esprit de l'enfant se dit à lui-même qu'il a le droit d'exister.

L'enfant doit être dieu dans son monde - le monde - parce que, créant ce monde, il en découle qu'il a le droit d'y être. Il est l'acteur dans la vraie pièce. Son droit vient de ce qu'il crée le monde. Ainsi, la raison et la justice son liées. S'il est juste pour l'enfant d'être dans le monde qu'il a créé en y étant, alors, dans le monde lui-même, il doit être juste que l'enfant y soit - ceci est une vérité sur le monde. Donc quand l'enfant désire sa juste place dans le monde, il désire que le monde soit juste. L'esprit ne peut pas se reconnaître lui-même, - être lui-même - d'une autre façon. Pour que ce désir de justice conduise à des actes d'injustice, l'injustice doit être confondue avec la justice. L'esprit ne peut pas faire ça tout seul. C'est la société qui le fait quand elle remplace le monde réel par son injustice. C'est cela sa folie, et elle inverse toutes les valeurs. Mais si on se débarrassait des injustices nous retrouverions la raison.

Un enfant ne pourrait pas être cohérent, ni apprendre s'il faisait une distinction entre raison et justice. Cette distinction est une finesse du monde adulte. S'il est juste pour l'enfant d'être dans le monde qu'il crée, alors le monde doit être juste. C'est là le désir que le monde soit la juste place pour tous les gens qui le composent. Sans la justice il n'y a pas de création. Depuis le début, il ne peut pas en être autrement.

Ensuite l'enfant apprend qu'il n'est pas son monde, qu'il n'est pas une continuation du monde. Mais aussi longtemps qu'il reste cohérent, l'esprit ne peut pas perdre sa première structure fondée sur la raison et la justice. Nous essayons de nous débarrasser de ce paradoxe de l'humanité en l'expliquant par le péché, le mal, l'agressivité naturelle, et les autres symptômes de la folie de la société. Mais les nazis n'ont pas gazé les gens parce qu'ils croyaient représenter le mal. Ils croyaient être une force de justice. Les armées ne font figurer le mal sur leurs drapeaux. Sous l'emblème du crâne, les pirates dessinent une croix avec un os - une parodie du salut. Un voleur sait que le vol est mauvais mais qu'il est juste pour lui de voler. Les juges ne peuvent pas comprendre le paradoxe du voleur. De tels paradoxe nous amènent au cœur de ce qu'est le théâtre, sans lequel nous sommes aussi fous que les juges.

Il y a diverses façon de décrire le processus par lequel l'enfant se crée lui-même et crée le monde. Il relève la carte de son monde et de lui-même, comme partie intégrante de la carte. (Il relève de son monde, et lui-même se place sur la carte, comme partie intégrante du monde et donc de la carte.) L'esprit de l'enfant est l'histoire qu'il se raconte sur son monde et l'enfant est lui-même l'histoire. (L'esprit de l'enfant est l'histoire du monde qu'il se raconte et dans laquelle l'enfant est lui-même l'histoire).Chaque événement fait partie de l'histoire qu'il se raconte tout comme chaque objet doit être cohérent (Chaque événement intègre l'histoire qu'il se raconte exactement comme chaque objet doit y trouver sa cohérence).C'est de la même façon que l'enfant entre dans la grammaire de son langage en apprenant des mots et utilise le langage pour son propre discours. Comme le monde et l'enfant grandissent à distance l'un de l'autre, l'esprit de l'enfant crée les tensions et cherche à les résoudre. L'esprit de l'enfant - l'enfant lui-même - est le théâtre d'un drame. Un être humain est une histoire qui cherche la justice.

Comme un enfant ne peut pas comprendre le monde en l'analysant, il doit le comprendre en l'imaginant. Il anthropomorphise le monde. La table est contente, les arbres parlent, il y a des esprits maléfiques. L'enfant doit vivre de façon pratique dans la rudesse de la réalité et ses divagations sont le seul moyen qu'il a pour décrire une réalité dans laquelle il puisse vivre. L'imagination n'est pas divagation. L'imagination de l'enfant est son désir de justice; ses divagations sont ses premières illusions. La raison est l'imagination du réel.

Un enfant peut créer sa conscience et être au monde seulement s'il est dieu. Plus tard le dieu doit mourir pour que l'enfant puisse devenir humain. Mais la nostalgie de dieu reste dans notre esprit comme une profondeur pleine de trouble. Elle explique notre bonté et pourquoi elle devient corrompue et violente, pourquoi l'amour peut se transformer en haine, et la justice devenir un châtiment. Tout châtiment est une vengeance - la colère de dieu est plus puissante que toutes les autres colères. Quand nous regardons quelqu'un de près, nous examinons le visage qui était le visage de dieu - et nous voyons les traces laissées par la cruauté et la folie de notre monde.

Nous ne deviendrions pas humains en redevenant dieu. Ce serait être fou. Nous devons aller vers un temps qui est avant dieu, vers le premier désir de l'homme : imaginer le réel. Et alors, parce qu'il ne peut pas créer la réalité qui est déjà là, il désire aller au-delà du désir et entrer dans l'existence. Il se recrée lui-même et en le faisant, il se débarrasse du nihilisme qui infiltre le désir, qui le change en folie. Les premiers pas de l'enfant vers cela sont les divagations que la société adopte et corrompt pour fabriquer les siennes.

Les divagations de l'enfant le préparent aux falsifications de la société. Si les enfants ne croyaient pas que les arbres parlent, les adultes ne pourraient pas croire que le lieu de leur naissance est la mère patrie, que nous vivons après la mort, que nous pourrions appartenir à une race supérieure.

Il n'y a qu'une solution au problème posé par le fait d'être humain dans une société inhumaine. La réalité exige de nous d'être doués de raison si nous voulons y vivre, mais la société exige de nous de vivre dans l'injustice - donc il faut rendre la société juste, sinon, nous ne pouvons pas être doués de raison. La déraison de la société nous détruira parce qu'elle a les moyens -militaires et civils - de produire la réplique de sa folie dans la réalité et, aujourd'hui, les jouets de la folie sont mortels. Nous sommes au bord d'une autodestruction de l'espèce.

Dans le passé, la quête de justice a pris des formes injustes, exactement comme - et pour les mêmes raisons - la raison prend souvent la forme de la folie. La culture est l'identité de la société et, dans un état de perpétuelle tension, elle devient une identité pour ses membres. La tension peut-être associée à la place que nous occupons dans la société et à la lutte que nous menons pour le pouvoir et la possession des choses. mais l'histoire montre que le pouvoir et la possession des choses ne nous satisfont pas. Lutter n'est que le reflet de notre profond mécontentement.

Posséder se rattache aux anciennes formes de folies. La folie de l'âge de la pierre - le s mythes, les rituels et les sacrifices de la société des ces temps-là - n'est pas notre folie. A l'âge de la pierre, les gens étaient sacrifiés pour se concilier dieu. Nos machines nous imposent un sacrifice différent. Nous accomplissons le sacrifice de la guerre pour vaincre nos ennemis. Mais tout sacrifice est un tribut payé à l'injustice.

La société nous donne le nom "d'humain". Dire "Je suis humain", c'est revendiquer la folie appropriée à sa société. Pour n'importe qui, dire "Je suis humain" est aussi insensé que dire "Je suis Napoléon". Mais pour Napoléon, dire "Je suis Napoléon" est encore plus fou - des monceaux de cadavres le prouvent. La religion participe de la même confusion. Dire "dieu existe" est aussi fou que dire "Je suis dieu", ce n'est qu'une nostalgie qu'on a corrompue. Les premiers dieux protégeaient les gens de leur peur de mourir mais, pendant longtemps, dieu n'a fait que protéger l'injustice. Il n'y a pas plus une Nature Rousseauiste qui réclamerait notre humanité qu'une Nature Augustinienne qui réclamerait notre inhumanité.

Le fou individuellement fou, vit dans ses divagations et, parfois, il tue. Pour la plupart, individuellement, nous sommes doués de raison mais, collectivement, nous sommes fous. Nous tuons ou payons des tueurs seulement quand la mère patrie nous l'ordonne - et nous appelons cela patriotisme. Nous ne volons que si l'état nous y contraint - et nous appelons cela "profit". Nous ne devons pas prendre les contorsions de la vie en société pour la perplexité où nous laisse le seul fait de vivre. Notre injustice est à l'origine des contorsions, le fait que nous soyons mortels est à l'origine de la perplexité. C'est une divagation nostalgique du dieu que nous avons été et qui est mort, de dire que nous pouvons être immortel - mais ça n'en est pas une de dire que nous pouvons vivre dans la justice.

Alors comment pourrions-nous arriver à voir que nous vivons dans l'injustice alors qu'elle n'est pas une nécessité ? Ce serait comme de demander à un fou de comprendre qu'il est fou. Et pourtant la réalité nous pousse vers la raison et la justice.

L'humain est créé par la rencontre du subjectif et du social. Cette création n'a pas d'image ou de représentation naturelle. L'art est l'expression de la rencontre du subjectif et du social et donc du processus par lequel se crée la réalité humaine. L'art n'est pas l'expression du subjectif. Le subjectif et le social ne peuvent pas exister séparément, ils sont créés au cours du processus. L'art est l'expression nécessaire du désir individuel et de l'aspiration sociale : il fait partie du processus qui les fait entrer en relation. A travers l'art, la société a imposé ses nécessités temporaires à la permanence du besoin de raison et de justice de l'individu.

Un fou imagine qu'il est un prince. La folie est toujours logique. le fou a raison quand il s'imagine en prince parce qu'il acquiert alors le pouvoir de se protéger lui-même de la vulnérabilité qui le rend fou. Nous pouvons comprendre pourquoi un fou doit être un prince. Mais, pourquoi les gens vont-ils au théâtre pour croire à quelqu'un qui fait semblant d'être un prince ? Ils mettent en suspens "ce à quoi ils croient d'habitude" le temps de la pièce puis, en sortant, reviennent à la raison de leur vie ordinaire. A vrai dire, n'est-ce pas extrêmement étrange que des gens aillent au théâtre pour faire semblant d'être fous ! Où est la logique là-dedans ?

C'est que le théâtre doit être l'asile de fous où le public va à la recherche de sa raison exactement comme les fous deviennent fous dans la réalité pour trouver la leur. Ceux qui sont doués de raison ne peuvent pas vivre dans un monde de déraison sans théâtre.

Une pièce montre la quête de la raison et de la justice et les forces qui s'y opposent. La fin de la pièce "résout" le conflit entre le désir de justice et l'implacable réalité. Le public doit alors se recréer lui-même d'une façon qui est dérivée de la façon dont l'enfant se crée lui-même en même temps que le monde. L'enfant a su que les arbres parlaient parce que dans la réalité du théâtre l'irréel peut s'accomplir. Si la pièce fonctionne, le public admet que l'injustice sociale est une partie de la justice.

Ce paradoxe est crucial parce qu'il est à la fois répressif et libérateur. A l'origine, le théâtre fonctionnait comme la religion. A travers lui, la société est amenée à reconnaître l'autonomie de l'individu alors même qu'elle lui impose son autorité. Tout comme les fous sont convaincus que leur folie est la réalité, le public se convainc à travers une expérience liée à la folie que l'injustice est la justice. Mais pour arriver à cela, il faut encore montrer ce qu'est la justice. On ne peut voir le monde dans un grain de sable que si on sait que le monde est le monde et qu'un grain de sable est un grain de sable. Nous ne pouvons comprendre l'idéal que dans des formes imparfaites. Le théâtre ne fait son effet que parce que l'esprit est un processus théâtral. Le désir de raison des fous les conduit à la déraison et ils perdent leur relation pratique au monde réel. Le public pénètre dans la déraison mais ressort avec raison pour vivre une relation pratique avec le monde. Donc, au théâtre, la société se représente comme le désir de justice. C'est comme si la société faisait semblant d'être un individu. Et c'est vraiment comme si, à travers le théâtre, la société jetait un regard tragique sur l'intérieur de ses propres processus, et y compris même sur les supercheries de son théâtre - parce que, si la folie est une quête de raison, alors, une société injuste doit elle-même faire partie de la quête humaine de justice. C'est ce qui fait que l'Histoire progresse. En dehors du théâtre, le discours est rarement aussi subtil. Bien sûr c'est un tour de passe passe que la société nous joue. C'est comme si la société était un coureur de relais qui se retournait sans arrêt pour prendre le témoin - sa main ne le saisit jamais. Le désir de justice de l'humain est si fondamental qu'il est confirmé dans l'irréalité réelle du théâtre. Non seulement le public est libre de vivre une relation pratique avec le monde dans une société injuste mais - contrairement au fou - il est libre de changer.Ce théâtre n'est pas cathartique, il est un processus de reconnaissance et de compréhension. La tragédie grecque n'était pas une soumission au transcendantal, mais au temporel : l'individu n'était pas purifié, la société était purifiée. Et pourtant, le public recréait son humanité. Il est idiot de croire que le théâtre grec était seulement répressif. Il y a des tolérances qui répriment et aussi des répressions qui libèrent. Même quand l'art réprime, il est l'expression la plus achevée du possible humain au moment où a lieu sa création. Mais il n'est pas sacré, il doit être utilisé pour devenir une partie de notre processus d'humanisation. Nous ne devons pas imiter l'art du passé, parce que ce qui alors rendait humain, rendra barbare. Le fascisme peut pratiquement se définir comme une imitation du passé avec des moyens modernes.

Aujourd'hui le marché et la technologie font de la vie quotidienne un théâtre, une maison de fous, mais sans chercher à retrouver la raison. Tout est dramatisé pour remplacer la réalité par des divagations. Au lieu d'une relation créative avec les besoins réels, il y a une relation qui divague sur des "demandes" que le marché suscite en permanence pour pouvoir se maintenir - La public ne peut pas quitter le drame de sa vie réelle pour retrouver la raison de façon pratique. Comment être humain ne peut être créé en cherchant autre chose - ni comme un sous produit de la rage de consommation. Cela se crée en se cherchant soi-même, ce qui est dur et souvent pitoyable là où il n'y a pas de pitié. Aujourd'hui le théâtre ne peut plus être le théâtre de cette quête parce que le marché en fait un produit de plus et l'enferme dans la folie de la société. Nous ne pouvons plus créer d'images de ce qui serait être humain, l'esprit est réduit au silence.

Le théâtre appartenait au processus qui faisait que les être humains créaient leur réalité. Cela voulait dire apprendre qu'il n'y a pas de frontière établie entre la raison et la déraison. Cela voulait dire, ne pas s'accommoder de ce qui est commode mais savoir ce que nous coûte l'injustice. Cela voulait dire, être choqué d'être humain. Euripide a été exilé, Molière brimé, Racine s'est réfugié dans la religion, Ibsen est mort perplexe, Tchekhov est mort trop jeune -avant une dernière confrontation avec la réalité, Shakespeare s'y est dérobé en buvant et en amassant des biens. Pour fonder les drames pétrifiés que sont leur religion, le Christ a été crucifié et Bouddha rendu pauvre. Pour fonder les théâtre nouveau ceux qui se lançaient dans cette entreprise, n'avaient qu'une seule chose à faire : devenir riches.

Nous revenons aux barbaries du passé et nous en inventons de nouvelles. Auschwitz et Hiroshima font maintenant partie de nouveaux asiles de fous. Notre folie est sûrement plus grande parce que sont grandes nos raisons de retrouver la raison. Nos nouvelles relations au monde nous poussent vers la raison. Pourtant nous permettons à nos nouvelles connaissances d'accroître notre ignorance. Là où le subjectif et le social se rencontrent devraient se trouver la créativité et la démocratie, pas le marché et la destruction. Le théâtre doit rendre le désir de justice si clair qu'il ne pourrait pas être rendu fou dans sa prison sociale. La prison aujourd'hui est plus brutale - mais elle est aussi plus faible. Tous les arts sont politiques, mais l'art doit être plus radical que la politique. Comment être humain dans une société inhumaine ? - tel est la question. Le théâtre est essentiel à ce qui nous rend humains. Le territoire du théâtre est là où se porte l'attention appropriée sur la relation qui existe entre folie et raison, entre imagination et réalité, entre société et justice.

juin1997
traduit par Michel Vittoz et Laure Hémain

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